Lettre à mes élèves – 16 octobre 2023

Chers élèves,

Nous sommes désemparés face au mal. Face à l’assassinat d’un professeur. Face à des populations assassinées dans leur maison par des terroristes. Face à des populations bombardées chez elles. La violence du fanatisme vient déchirer notre commune humanité. Et les mots nous manquent. Il faut pourtant regarder en face cette violence, pour se dresser face à elle, pour y résister, pour chercher la justice et la paix.

Il y a trois ans, en 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, est mort pour avoir voulu expliquer le monde dans lequel nous vivons, pour avoir montré des caricatures pour lesquelles des dessinateurs étaient déjà morts, cinq ans auparavant. L’enseignant est là pour contextualiser des documents, pour faire réfléchir, apprendre aux élèves à analyser. Et voilà qu’un homme a voulu y voir une offense à Dieu ou au prophète, par fanatisme, une maladie de l’esprit, comme le nomme Voltaire. Parce qu’on lui a fait croire à des systèmes de pensée faux et dangereux, trompeurs, des systèmes extrémistes qu’on lui a présenté comme étant la vérité et la radicalité. Mais comment des hommes peuvent-ils promettre le paradis en échange d’un assassinat ? Comment peut-on faire croire qu’on sauve l’honneur de Dieu ou d’un prophète en versant le sang ?

En vérité, les fanatiques, les djihadistes,  sont les vrais blasphémateurs. Voici ce que dit Adrien Candiard, prêtre et théologien qui vit aujourd’hui en Egypte : “Parler de Dieu demande d’extrêmes précautions parce que Dieu, le vrai Dieu, ne se laisse pas manipuler. Il ne peut pas servir mes intérêts ou mes passions et c’est pourquoi il peut me sembler bien plus raisonnable de le remplacer par une idole presque aussi sacrée que lui, que je pourrai manipuler à ma guise. Ici commence le fanatisme : quand je veux faire rentrer l’infinité de Dieu dans l’étroitesse de mes idées, de mes enthousiasmes ou de mes haines, quand je perds de vue qu’il est plus grand que moi. (…)

“Si croire en Dieu est une voie semée de tels dangers [c’est-à-dire de voir la foi instrumentalisée et fanatisée], pourquoi ne pas se débarrasser tout bonnement de ces religions qui risquent toujours de provoquer fanatisme et violence ? Ce serait oublier que les idéologies profanes n’ont jamais provoqué à leur tour tant de fanatisme, et un fanatisme parfois meurtrier lorsqu’elles ont voulu se débarrasser de Dieu.”[1]

Oui, chers élèves, ce n’est pas la religion qu’il faut désigner comme problème. Ni la foi. C’est tout fanatisme. C’est lorsqu’accomplir un projet idéologique, religieux ou non, devient supérieur à la valeur de vies humaines innocentes. L’idéologie fanatique entraîne vers la violence et le meurtre. Tout d’un coup, assassiner devient légitime dans les cerveaux malades. L’histoire et l’actualité nous en donnent de trop nombreux exemples.

Les nazis, qui ne croyaient pas en Dieu, ont clamé qu’il fallait une race « pure et aryenne », et  des millions de Juifs sont morts. Les communistes, qui ne croyaient pas en Dieu, ont clamé qu’ils voulaient instaurer une société absolument égalitaire, et ont tué tous ceux qu’ils ont désigné du nom de « capitalistes ».

Quand aujourd’hui ceux qui tuent le font au nom de Dieu, d’Allah, ils salissent son nom. C’est ce qui s’est passé vendredi dernier à Arras. Et face à ce fanatisme, un professeur de français, Dominique Bernard, est mort en voulant protéger ses élèves. Il a donné sa vie pour protéger ceux qu’il aimait, car un professeur aime ses élèves, pour ceux dont il avait la charge. Nous saluons son courage, son dévouement absolu. Nous saluons aussi sa mission, qui est aussi la nôtre, celle de vouloir servir votre intelligence, chers élèves, d’”élever” précisément votre esprit. Il s’agit de vous apprendre à écrire, à rédiger, à compter, mais aussi à savoir, comme le disait Jean Jaurès en 1888 aux instituteurs (il y a 140 ans!) à “savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits [vous] confère, quels devoirs [vous] impose la souveraineté de la nation.” Et il continuait ainsi, en parlant de vous :

“Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort[2]

Là est notre mission commune, triompher du mal, triompher de tout fanatisme, en cherchant le bien, avec notre cœur et notre intelligence.


[1] Adrien CANDIARD, Du fanatisme, quand la religion est malade, Cerf, 2020, p. 58-59

[2] Jean Jaurès,« Aux instituteurs et institutrices », lettre du 15 janvier 1888 parue dans La Dépêche, journal de la démocratie du midi.

Image: Regards,  © Pierre Olier, 2022

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  1. ablumentern dit :

    « Les communistes, qui ne croyaient pas en Dieu, ont clamé qu’ils voulaient instaurer une société absolument égalitaire, et ont tué tous ceux qu’ils ont désigné du nom de « capitalistes » » Ce passage m’évoque ce qu’écrivait Vassili Grossman, dans Tout passe :

    « Quand je pense maintenant à la dékoulakisation, je vois tout d’une autre façon, je ne suis plus envoûtée et puis j’ai vu les hommes à l’oeuvre…

    Comment ai-je pu avoir ce cœur de pierre ? Comme ils ont souffert ces gens, comme on les a traités ! Mais moi, je disais : Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des koulaks. Et plus j’y pense, plus je me demande qui a inventé ce mot : les koulaks. Est-il possible que ce soit Lénine ? Quelle damnation il encourt !… Pour les tuer, il fallait déclarer : Les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. Tout comme les Allemands disaient : Les Juifs, ce ne sont pas des êtres humains.

    C’est ce qu’ont dit Lénine et Staline : Les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. Mais ce n’est pas vrai, c’étaient des hommes, c’étaient des hommes ! Voilà ce que j’ai compris peu à peu. Nous sommes tous des êtres humains… »

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